Vision d'un monde suspendu
Me voici transporté dans un monde étrange. Je ne sais pas pourquoi, ni quand, ni comment. Un monde stupéfiant, où tout n'est que végétal, comme si la nature avait décidé de prendre les choses en main et de montrer aux hommes de quoi elle était capable.
J'étais fou.
J'aurais
pu aller voir quelconque exorciste dans la campagne irlandaise, ou
aller rencontrer un psychanaliste parisien qui m'aurait très justement
dit qu'il fallait "savoir y faire avec son symptôme", comme papa Freud
l'avait un jour annoncé. J'aurai pu faire tout ça.
Mais je ne le voulais pas.
Je marchais paisiblement dans mon monde emprunté. J'y croisais des
individus étranges, comme cette magnifique Alicia : une fille végétale
aux joues pâles, composant des bouquets de roses aphrodisiaques. Le
monde paraissait alors suspendu à ses lèvres, comme si l'avenir du
monde ne dépendait que de ce petit moment de plaisir pur. Elle était
belle. Il n'y avait qu'elle : un présence féminine si faussement
cruelle... Forêt enchevêtrée. Repose tes racine sur moi, jeune
fille-arbre, couche tes lierres sur mon coeur. Je vais y rester, je le
sais.
C'est une fleur de saison qui me ramena à la vie. Sa puissance innocente et sa légèreté me frappèrent de plein fouet : c'était donc ça le bonheur ? Cette petite fleur, dansant parmi les herbes folles et se laissant porter au gré du vent, était pour moi l'allégorie parfaite de la perfection immaculée. Comdamnée chaque année à l'amnésie, elle reviendrait ici bientôt. Je décidai de la suivre, pour voir où cette belle fleur voulait bien aller avec tant de joie. Et je ne fus pas déçu du voyage.
Se dressait désormais devant moi un arbre de fer, hybride à la fois somptueux et effrayant, à l'image de tout ce qui m'entourait depuis que j'avais été transporté dans ce monde. C'était un muguet mécanique, qui devait attendre ici et écouter le silence depuis des siècles. Un de ses brins était tombé et restait là sur le sol, pénible sort fatal. Le mois de mai s'était joué de lui, la floraison n'arriverait jamais, son sort était scellé. Et il ne pouvait pas pleurer. Mais moi je le pouvais, et je ne me privais pas : c'était la seule réaction à peu près logique qu'avait trouvé mon corps face à cette scène sublimement triste.
Je sortis de cette expérience profondément transformé, en me
demandant si j'étais le bienvenue ici. Eternel refrain de l'homme
contre la nature... Ici le combat avait tourné court et toute présence
humaine avait été éradiquée, et c'est précisément pour cela que je me
demandais pourquoi j'étais ici. Je n'en avais pas le droit. Mais on
m'avait permis de venir, et je m'en irais quand on me l'ordonnerait.
Pour l'instant je me contentais d'être un simple spectateur, un
vulgaire oeil humain sur un monde végétal. L'air est frais, l'herbe est
sublime, les fleurs s'épanouissent, les arbres crêvent le ciel de leurs
branches si longues.
Au détour de mes pérégrinations, je croisai un arbre maudit, destiné au cauchemar éternel. My blossoms are falling, pleurait-il, what a strange feeling when it's so early in the year...
Puis, l'allégresse envahit tout mon corps lorsque de l'opium pénétra
mes narines. Je me posais au sol, délirant à cause de cette substance
si bonne, et je me mis à rêver. Des rêves enfumés, beaux, puissants.
Mais ce voyage n'allait pas durer, et bientôt je me reveillais, le
corps encore extatique.
A mon réveil, j'eus la joie de découvrir un superbe Dame de Lotus se
pavanant sous les roseaux. Moment fugace, instant volé, tableau
magnifique d'un peintre oublié.
Et puis, un peu plus loin, je découvris la Fin du monde : un lac immense et profond, si pur qu'on l'aurait cru fait de verre. Aucun poisson ne nageait à sa surface, et l'eau était d'un bleu parfaitement pur. L'horizon était invisible : le ciel et l'eau se mariait parfaitement, dans un déluge de passion. Etait-ce le ciel qui se reflétait sur l'eau, ou l'inverse ? Impossible à dire. J'avais l'impression d'être uniquement entouré de ciel, et c'est avec appréhension que je mis à l'eau. Je nageais dans le ciel, dans cet océan de lumières mortes. Une fée me susurrait des paroles emmêlées que je ne comprenais pas. Envolée autant aquatique qu'aérienne, mariage des éléments.
A mon retour sur la terre ferme, je vis une présence non loin de
moi. C'était en fait la maitresse des lieux, une Dame d'une beauté
machiavélique, qui me faisait oublier tout le reste. Elle se faisait
appeler Madame Rose hybride de thé. Elle était plus végétale que les
arbres, plus aérienne que l'air, plus aquatique que l'eau. C'était la
Reine, la Belle, la Déesse, celle qui portait le monde et qui l'avait
créé. Je crois que je l'aimais. Elle me tint un langage étrange : 'Roses
never fall in love', m'affirma-t-elle. 'You could be a giant, you could
be a child, I'm buried in the ground, and I never cry'.
Puis elle
me présenta sa fille, Annie, la fille-feuille... Alors qu'elle me
dévisageait, je m'aperçus qu'elle me rappelait ces jeunes filles de mon
monde, qui veulent tout savoir et tout découvrir, pour finalement se
rendre compte qu'elle ne savent rien. Elle n'a vraiment pas le temps, et pourtant elle s'ennuie, la petite Annie
.
Enfin, elle me fit jouer de son arbre-piano, un instrument organique au
son si mélancolique. Autour de moi les arbres frémirent, les feuilles
tremblèrent, les racines se cachèrent encore plus profondément. Requiem
d'un monde parfait.
Et puis, la fin arriva : le feu envahit ce monde végétal, tel un rideau de mort. Tout ce qui jadis était merveilleux et beau, n'était maintenant qu'un monde désolé. Le vert et l'orange se changea en noir intense, le feu brula tout et ne laissa rien. La vie végétale était anéantie, le rêve partit en cendres, le paradis fut devasté en un soupir.
Je me réveillai.
Site officiel d'Emilie Simon, dont l'album Végétal est disponible dans toutes les bonnes jardineries.